© 1997, Encyclopædia Universalis France S.A., Tous droits de propriété intellectuelle et industrielle réservés.
Table des matières
L'acception la plus ordinaire du concept de biodiversité est celle de la richesse en
espèces de la planète, toutes catégories confondues. Mais la réalité n'est pas si
simple car la notion d'espèce reste ambiguë. La définition théorique la plus
satisfaisante est à fondement biologique: appartiennent à une même espèce les
individus qui, par le mécanisme de la fécondation, sont en mesure de combiner des
éléments de leurs patrimoines génétiques et de donner ainsi naissance à de nouveaux
individus ayant les mêmes propriétés. Au rythme des générations, des individus plus
ou moins éphémères partagent ainsi un patrimoine génétique perpétuellement
recombiné, qui reste isolé des patrimoines génétiques des autres espèces. Cette
approche ne convient évidemment que pour les organismes à reproduction sexuée
obligatoire, soit la grande majorité des animaux et nombre de végétaux. Toutefois, chez
ces derniers, la multiplication asexuée constitue souvent le mode privilégié de
renouvellement des individus. Que dire alors des très nombreux micro-organismes qui se
perpétuent seulement par division cellulaire (même s'il existe des mécanismes de
transferts interindividuels de matériel génétique), chaque cellule étant ainsi à
l'origine d'un clone? Dénombrer la richesse en "espèces" de la planète
supposerait donc que l'on sache à coup sûr quelles entités dénombrer, donc distinguer.
L'impossibilité pratique de tester à chaque fois l'appartenance d'organismes à une
même "communauté génétique" oblige à conserver des méthodes utilisant de
façon critique des tests de ressemblance/différence, les critères le plus souvent
utilisés pouvant être aussi bien morphologiques que biochimiques. Mais ils ont leurs
limites; les situations ne manquent pas où ils sont mis en défaut. Faute de mieux, ce
sont cependant les critères morphologiques qui restent le plus employés pour distinguer
des "espèces supposées".
En 1990, dans un ouvrage consacré aux modalités de la conservation de la diversité
biologique mondiale, des scientifiques faisaient état d'un nombre de 1 435 662 espèces
décrites. Cette précision apparente ne doit pas cacher le fait que bien des espèces
inventoriées ne sont pas pour autant des espèces avérées. Il en est qui ont été
décrites indépendamment par des auteurs différents: des recherches ultérieures
conduisent à les regrouper en une seule espèce. Inversement, on sait qu'une
"espèce" définie morphologiquement peut inclure des espèces biologiquement
séparées mais presque impossibles à distinguer (espèces dites "jumelles").
Enfin, on découvre sans arrêt des espèces nouvelles. Les scientifiques en viennent donc
à tenter de cerner de façon indirecte le nombre d'espèces qui pourraient effectivement
exister actuellement. Par différents procédés, tous contestables du point de vue
méthodologique, des estimations fort différentes ont été obtenues, qui s'échelonnent
entre 5 millions et plusieurs dizaines de millions.
Toute espèce est composée à un moment donné d'individus répartis dans un espace géographique - l'aire de l'espèce - dont les limites sont connues avec une précision qui dépend de la densité et de l'étendue des observations de terrain. Au sein de cette aire géographique, les individus se répartissent en populations locales plus ou moins isolées les unes des autres. Mais, d'un point à l'autre de l'aire géographique, l'environnement n'est pas homogène, et les populations locales peuvent être soumises à des conditions de sélection naturelle différentes induisant des divergences entre patrimoines génétiques locaux. Des phénomènes purement aléatoires peuvent aussi contribuer à leur diversification. L'espèce, considérée dans son ensemble, présente ainsi une hétérogénéité spatiale de la composition de son patrimoine génétique. Le degré d'hétérogénéité résulte d'une balance entre les effets des conditions de sélection divergeant d'une partie de l'aire à l'autre et ceux, à tendance homogénéisante, des migrations interpopulationnelles d'individus ou éléments reproducteurs. Toute espèce présente ainsi une certaine diversité génétique liée aux variations spatiales de la composition du patrimoine génétique, qui se surajoute à la diversité, au niveau de chaque population, des patrimoines génétiques individuels.
La diversité biologique ne s'appréhende pas seulement à l'échelle des espèces.
Elle se définit également, mais en changeant de signification, aux différents niveaux
d'organisation du monde vivant.
Le terme d'écosphère est de plus en plus employé pour désigner la planète en tant que
système écologique global régi par un ensemble de processus mettant en jeu et rendant
interdépendants les systèmes écologiques locaux, continentaux et marins. La
répartition géographique des flores et des faunes exprime à la fois les effets de ce
fonctionnement et ceux de l'histoire géologique et biologique de la planète: les
espèces sont distribuées selon une logique qui résulte des transformations physiques et
chimiques des enveloppes superficielles de la Terre et de la dynamique évolutive
conditionnée par ces transformations. Les grandes régions continentales et océaniques
définies par les biogéographes sont ainsi caractérisées chacune par une combinaison
particulière d'espèces végétales et animales: bien différents ont été, par exemple,
les processus de constitution des communautés vivantes de l'Afrique et de l'Amérique du
Sud, ou encore de l'Australie. On peut donc parler d'une diversité biogéographique pour
rendre compte de ces variations géographiques des flores et des faunes.
Mais l'unité historique de la flore et de la faune d'une région biogéographique - par
exemple la région éthiopienne qui englobe l'Afrique subsaharienne - ne peut masquer une
diversité écologique souvent très importante, qu'il convient d'analyser à différents
niveaux. Une même région biogéographique comprend en effet différents sous-ensembles
dominés par un type principal de système écologique, telle catégorie de formation
forestière, telle catégorie de formation herbacée par exemple. Il est donc possible
d'évoquer la diversité écologique d'un continent. Mais celle-ci doit être aussi
analysée à une échelle plus grande. Une zone de savane peut, par exemple, être
traversée de cours d'eau bordés de forêts-galeries, être parsemée de formations
boisées plus ou moins denses: à l'échelle de ce que l'on appellerait volontiers un
paysage, il y a très généralement une mosaïque plus ou moins prononcée de systèmes
écologiques différents, diversement imbriqués et liés par des relations fonctionnelles
que créent des flux physico-chimiques (air, eaux) et biologiques (cellules reproductrices
entraînées par l'air ou l'eau, animaux se déplaçant d'un milieu à un autre, etc.).
Ces ensembles d'écosystèmes associés sur un même territoire et fonctionnellement plus
ou moins interdépendants, souvent modelés par les activités humaines, sont appelés
écocomplexes. La variété des structures écologiques qui les composent constitue leur
diversité écologique.
Chaque écosystème est lui-même plus ou moins riche en espèces de toutes sortes, et
l'on pourrait donc comparer différents écosystèmes en fonction de leur plus ou moins
grande diversité spécifique. Mais il est bien évident qu'il n'est guère signifiant de
mélanger, pour de telles comparaisons, espèces microbiennes, végétales et animales.
C'est pourquoi les spécialistes préfèrent comparer, entre écosystèmes, la diversité
spécifique de sous-ensembles d'espèces définis selon des critères précis. Ceux-ci
peuvent être d'ordre taxinomique: on pourra ainsi comparer deux écosystèmes herbacés
en considérant les nombres d'espèces de graminées, ou encore ceux des insectes
coléoptères, ou, parmi ces derniers, les nombres des espèces appartenant à la seule
famille des scarabéidés. Mais il n'est pas rare qu'au sein d'un groupe taxinomique,
même restreint, les espèces aient des caractéristiques écologiques différentes,
jouant de ce fait des rôles peu comparables dans l'écosystème. Il est donc plus
intéressant de comparer, d'un écosystème à l'autre, les nombres d'espèces
accomplissant une même fonction, par exemple la consommation des feuilles vivantes de
telle espèce d'arbre, la prédation sur les petits rongeurs, la consommation des
particules organiques d'une certaine classe de diamètre dans un cours d'eau, etc. On
appelle "groupe fonctionnel" un ensemble de populations d'espèces différentes,
phylogénétiquement apparentées ou non, qui, dans un écosystème, accomplissent une
même fonction.
Cette notion de groupe fonctionnel est particulièrement délicate à saisir, car porteuse
d'un certain nombre d'ambiguïtés; mais elle est au cur de discussions parmi les
plus importantes à propos de la biodiversité. Dans un écosystème, les individus d'une
même espèce développent des activités qui leur sont propres et qui se traduisent par
des interactions particulières tant avec l'environnement physico-chimique qu'avec les
individus d'autres espèces. Ces interactions se manifestent par exemple par des
modifications locales de caractéristiques du milieu, par des transferts de matière et
d'énergie, par des effets sur la dynamique des populations des espèces avec lesquelles
il y a interférence. Chaque population est ainsi multifonctionnelle, en ce sens qu'elle
contribue à divers processus intégrés dans le fonctionnement de l'écosystème.
Naturellement, les populations de deux espèces différentes coexistant dans
l'écosystème ne remplissent théoriquement jamais un même ensemble de fonctions.
Néanmoins, il est clair que certaines espèces peuvent avoir en commun une même fonction
parmi toutes celles qu'elles accomplissent. On peut dire que, vis-à-vis de cette fonction
particulière, ces espèces sont redondantes. Dans un écosystème donné, les populations
des espèces qui sont redondantes vis-à-vis d'une fonction déterminée forment un groupe
fonctionnel. Évidemment, cela ne signifie pas que les espèces en question sont
redondantes pour toutes les fonctions qu'elles accomplissent; inversement, chaque espèce
peut appartenir à plusieurs groupes fonctionnels s'il existe des espèces redondantes
vis-à-vis des autres fonctions qu'elle assure.
Le nombre d'espèces formant un groupe fonctionnel déterminé permet d'en définir la
diversité spécifique. On conçoit qu'un groupe fonctionnel comprenant plusieurs espèces
puisse être moins fragile qu'un groupe à faible diversité, voire constitué par une
seule espèce. Dans ces conditions, la diversité spécifique serait en quelque sorte une
mesure de la robustesse d'un groupe fonctionnel.
Tout écosystème est nécessairement formé d'un ensemble de groupes fonctionnels
interdépendants, qui assurent les transferts d'énergie et la circulation de la matière:
des molécules chimiques entrent, circulent au sein du système et en sortent, mais en
flux d'importance variable selon les molécules considérées et selon les écosystèmes.
Ces flux concernent tous les éléments chimiques. L'étude comparée du fonctionnement de
nombreux écosystèmes conduit à penser qu'au cours de l'évolution les écosystèmes
tendent à acquérir des mécanismes optimisant le recyclage interne de certains
éléments; en d'autres termes, cela signifie que les organismes sont notamment
sélectionnés en fonction de leurs capacités à assurer plus efficacement les transferts
entre groupes fonctionnels et, en même temps, en fonction de leurs capacités à stocker
les éléments chimiques de façon complémentaire dans le temps et dans l'espace. Dans
des écosystèmes forestiers, par exemple, il est possible de classer les végétaux
ligneux en groupes fonctionnels différant par leurs capacités de stockage de divers
éléments chimiques, par les périodes où ils mobilisent ces éléments dans le sol et
par celles auxquelles ils les restituent (chute et décomposition plus ou moins rapide des
feuilles, des bois morts, etc.). Il est alors intéressant de comparer la diversité
fonctionnelle de ces écosystèmes, celle-ci pouvant être une indication sur leur plus ou
moins grande efficacité à retenir des éléments chimiques. De façon générale, la
diversité fonctionnelle constitue une caractéristique importante pour comparer des
écosystèmes en fonction de leur histoire évolutive et de leur degré de transformation
par les activités humaines.
Les processus de reproduction engendrent des modifications du matériel génétique,
les événements élémentaires consistant en des modifications ponctuelles des molécules
porteuses de l'information génétique. Peuvent s'y surajouter des modifications
structurales de plus grande ampleur. Au cours des phénomènes intracellulaires liés aux
différentes étapes de la reproduction sexuée, depuis l'élaboration des gamètes
jusqu'à la fécondation, mutations ponctuelles et structurales, processus de
recombinaison et réassortiments aléatoires des chromosomes d'origines paternelle et
maternelle sont à l'origine d'une diversification génétique incessante des individus.
Ainsi, chaque individu est porteur d'un patrimoine génétique qui certes contient
l'essentiel de l'information génétique propre à l'espèce, mais qui, par quelques
traits, est forcément original.
De ce fait, dans un contexte environnemental donné, les divers individus d'une même
espèce n'ont pas nécessairement la même capacité d'adaptation. Les différences
peuvent être telles que certains d'entre eux n'ont qu'une très faible probabilité de
pouvoir atteindre la maturité sexuelle ou, s'ils l'atteignent, de se reproduire
effectivement. Évidemment, des phénomènes aléatoires peuvent éliminer certains
individus dans une population. Mais, sinon, tout individu est en quelque sorte testé en
permanence au travers des interactions qui l'insèrent dans son environnement
physico-chimique et biologique. Il en résulte un "tri" des individus qui
n'accèdent pas tous à la reproduction et ne participent pas tous à la transmission du
patrimoine génétique d'une génération à l'autre: tel est le mécanisme de base de la
sélection naturelle. Ce phénomène est vraisemblablement celui qui est le plus impliqué
dans les processus de spéciation, donc d'accroissement du nombre des espèces.
Un des processus de spéciation les plus fréquents résulte de la fragmentation d'une
espèce en groupes de populations géographiquement isolés au point que des échanges
d'individus soient impossibles. Si ces groupes sont soumis à des conditions de sélection
naturelle différentes, des divergences s'instaurent progressivement qui peuvent à terme
conduire à des espèces différentes. Selon certaines théories, les divergences
pourraient aussi s'établir très rapidement, les espèces qui en résultent restant
ensuite stables pendant de longues durées. Les phénomènes qui conduisent à la
fragmentation d'espèces en isolats sont de nature diverse, que l'on considère les
échelles de temps ou les échelles spatiales. Cela va de la lente séparation de plaques
continentales au morcellement rapide des écosystèmes par les activités humaines. Le
premier phénomène s'est accompagné de modifications profondes des faunes et des flores
se déroulant à l'échelle de millions d'années. Le second, significatif seulement
depuis quelques milliers - sinon centaines - d'années, ne manque pas d'inquiéter, car la
réduction d'écosystèmes continus en petits fragments isolés induit à coup sûr,
localement, la disparition de certaines espèces. Les populations qui se maintiennent dans
ces fragments sont souvent fragilisées du fait de leurs effectifs restreints; elles
peuvent aussi diverger génétiquement les unes des autres, lorsque les contextes
environnementaux sont différents. Ces conséquences sont vraisemblables, mais les
fragmentations d'écosystèmes provoquées par les hommes se produisent depuis trop peu de
temps pour qu'en résultent des effets évolutifs sensibles. Toutefois, c'est bien là le
problème qui sous-tend les débats concernant les fragmentations d'aires d'espèces
provoquées par exemple par les grandes et larges infrastructures linéaires comme les
autoroutes.
Entre les lents processus évolutifs associés à la dynamique géologique de la croûte
terrestre et les transformations extraordinairement rapides provoquées par l'expansion
des populations humaines se situent d'autres phénomènes, ignorés il y a une trentaine
d'années, qui paraissent aujourd'hui avoir joué un rôle majeur dans la diversification
des espèces. Il s'agit des variations plus ou moins périodiques des climats induites par
des processus de nature cosmique de périodicités variées (de quelques dizaines de
milliers à quelques centaines de milliers d'années). Ces variations, bien connues en ce
qui concerne le Quaternaire avec les alternances de périodes glaciaires et
interglaciaires, existent depuis beaucoup plus longtemps et ont affecté toutes les
régions, provoquant de façon alternée la régression et l'extension des écosystèmes
selon leur adaptation aux conditions climatiques régnant temporairement. Les forêts
tropicales humides, par exemple, ont régressé lors de phases de sécheresse, ne
subsistant que par massifs isolés. Ces fragmentations, répétées à chaque cycle
climatique, ont vraisemblablement induit, chez certaines espèces, des divergences
évolutives entre populations isolées aboutissant le cas échéant à des spéciations.
En même temps, elles pouvaient provoquer des extinctions, soit partielles, soit totales,
de nombreuses espèces. Des recherches, menées en particulier en Amérique du Sud,
apportent aujourd'hui de nombreux arguments en faveur de cette séduisante théorie.
La biodiversité: un héritage en danger?
La trame de la vie est faite de phénomènes de grande ampleur et de petits riens qui
entretiennent la dynamique évolutive, mêlée d'extinctions naturelles et d'apparitions
de nouvelles espèces. La biodiversité observable aujourd'hui est l'héritage de cette
histoire commencée il y a plus de 3 milliards d'années. Elle en est la mémoire,
mémoire certes incomplète mais unique. Cette biodiversité d'aujourd'hui constitue en
même temps le potentiel d'évolution disponible pour l'avenir, en dépit des espérances
(qui sont tout autant des craintes) que fait naître le développement du génie
génétique, développement qui s'accompagne de difficiles débats sur l'appropriation du
matériel génétique.
La composante de la diversité biologique élaborée par les hommes avec l'organisation de
nouveaux écosystèmes associée à la diversification des cultivars et des animaux
domestiques n'est pas négligeable. Mais elle est sans commune mesure avec
l'"érosion" de la biodiversité naturelle provoquée corrélativement par
l'extension des espaces pâturés, cultivés et construits (induisant la disparition
d'écosystèmes originels), par l'exploitation excessive de certaines espèces
(aboutissant à leur éradication), par l'introduction dans certaines régions d'espèces
sauvages ou domestiques éliminant des espèces indigènes, par l'empoisonnement
progressif des milieux et des chaînes alimentaires. En très peu de siècles,
l'écosphère a perdu des espèces à un rythme sans commune mesure avec celui des
extinctions naturelles, même en considérant les "crises évolutives" les plus
marquantes. Le seul décompte des espèces dont la disparition due aux hommes est avérée
est éloquent. Mais l'inquiétude porte au-delà: les déforestations massives, dans les
régions tropicales, pourraient être la cause de pertes de biodiversité bien plus
considérables, car bien des espèces, notamment parmi les végétaux et les
invertébrés, semblent étroitement localisées. On manque toutefois d'informations
précises, d'autant que des quantités considérables d'espèces n'ont pas encore été
répertoriées: des espèces disparaissent certainement aujourd'hui, du fait des
activités humaines, avant même d'avoir été découvertes et décrites par les
scientifiques.
Il faut en tout cas dénoncer une idée reçue sur laquelle beaucoup fondent leur bonne
conscience. Dans nos pays européens, il est indéniable que de nombreuses mosaïques
rurales traditionnelles sont porteuses d'une biodiversité élevée; la création,
autrefois, de nombreux étangs a également contribué, localement, à l'accroissement de
la biodiversité. Indiscutablement, les hommes ont pu organiser l'espace en y concentrant
une importante biodiversité et parfois en créant des systèmes écologiques; mais ils
ont seulement réorganisé une biodiversité héritée, dont toutes les espèces
existaient avant leurs interventions, et ils n'ont pu les assembler en systèmes
écologiques nouveaux que pour autant que la plasticité adaptative de ces espèces le
permettait. Les forêts européennes elles-mêmes qui, notamment en France, symbolisent la
nature aux yeux de beaucoup ne sont que des systèmes écologiques fortement simplifiés,
dont la biodiversité est considérablement réduite par rapport à celle de forêts
naturelles qui, dans nos régions, n'existent presque plus.
La mobilisation de la recherche
Avant même que la communauté politique internationale ne se responsabilise vis-à-vis du devenir de la biodiversité, les milieux scientifiques, qui ont mis en avant ce concept, ont souligné la nécessité de développer la recherche dans ce domaine complexe. C'est ainsi que s'est mis en place, en 1992, sous l'égide de l'Union internationale des sciences biologiques (I.U.B.S.), du Comité scientifique sur les problèmes d'environnement (S.C.O.P.E.) et de l'U.N.E.S.C.O., le programme international Diversitas, qui a défini trois thèmes de recherche:
Ces orientations sont reprises dans des programmes nationaux. Ainsi, en France, le
programme Dynamique de la biodiversité et environnement aborde les thèmes définis sur
le plan international et développe des orientations originales, en particulier une
approche interdisciplinaire des usages de la biodiversité.
Le problème des inventaires est évidemment d'importance majeure. Aux États-Unis, un
consortium de systématiciens a lancé le projet Systematics Agenda 2000, avec trois
objectifs:
Il s'agit d'un projet d'une portée considérable, d'une durée de vingt-cinq ans, avec
un investissement annuel de l'ordre de 3 milliards de dollars. Rien ne dit que ce projet
sera mis en uvre avec de tels moyens, mais les scientifiques qui l'ont élaboré
soulignent qu'avec des financements annuels du même ordre qu'aujourd'hui il faudrait cent
cinquante ans pour aboutir. Que sera-t-il advenu de la biodiversité entre-temps ?
Depuis Carl von Linné, les systématiciens au total plus nombreux que ceux qui subsistent
aujourd'hui ont décrit moins de 2 millions d'espèces; il pourrait en exister plus de 10
millions, certains chercheurs avançant même des nombres beaucoup plus élevés.
Inventorier en urgence les millions d'espèces inconnues implique la mobilisation d'une
communauté internationale de spécialistes qui a moins que jamais les forces nécessaires
pour mener cette tâche à bien. En effet, l'évolution récente de la biologie s'est
accompagnée d'un mépris pour les sciences naturelles, et tout spécialement pour la
systématique. Les systématiciens ont eu de moins en moins la possibilité de former des
élèves, et leur nombre n'a cessé de diminuer. Une réflexion s'impose donc, dans les
milieux responsables, pour mener une politique cohérente de reconstruction d'une
communauté internationale apte à relever le défi de l'exploration de la biodiversité.
On prend conscience aujourd'hui qu'une part majeure de la biodiversité globale est
représentée par les micro-organismes, qui forment un monde largement inconnu dont
l'exploration exige des méthodes bien différentes de celles qui sont applicables aux
organismes macroscopiques.
Les principaux acteurs de ces recherches sont évidemment les muséums d'histoire
naturelle. Les grands et anciens muséums nationaux, riches des principales collections de
référence, ont une responsabilité particulière, qu'il s'agisse de la formation de
nouvelles générations de systématiciens ou de la participation aux missions de
prospection, aux travaux de description et à la constitution des collections et des
banques de données. L'étendue des problèmes relatifs à la biodiversité doit faire
prendre conscience du potentiel que représentent encore - mais pour combien de temps? -
les muséums, dont la mission sociale se trouve ainsi à nouveau légitimée, s'il en
était besoin.
La connaissance de la biodiversité ne se limite pas au problème de l'inventaire
exhaustif des espèces. Il est aussi urgent de développer les recherches écologiques
visant à mieux en comprendre la signification fonctionnelle. La question de la redondance
fonctionnelle comme facteur possible de robustesse des écosystèmes est particulièrement
importante. Comme le souligne un des promoteurs du programme international Diversitas,
Otto Solbrig, selon l'interprétation que l'on pourra donner de cette redondance, si elle
existe effectivement, on évaluera les risques d'érosion de la diversité spécifique de
façon très différente: il n'en va pas de même, en effet, si des espèces peuvent
facilement relayer celles qui disparaissent et assurer ainsi la permanence des
écosystèmes, ou si chaque espèce ayant un rôle unique, la disparition de certaines
d'entre elles pourrait avoir des conséquences désastreuses.
L'utilisation et la conservation durables de la biodiversité
Les multiples enjeux qui émergent à propos de la biodiversité ne prennent sens que
si l'on considère la diversité des rapports des différentes composantes de la
biodiversité avec les sociétés humaines, elles-mêmes diverses dans leurs
représentations et leurs usages des espèces et des systèmes écologiques. Des
recherches interdisciplinaires s'imposent donc. Mais il faut s'interroger, dans une
perspective pleinement politique, sur la ou les stratégies qu'il conviendrait d'adopter
vis-à-vis de la biodiversité, source d'aliments, de substances naturelles d'intérêt
pharmaceutique, de matières premières ou, tout simplement, de satisfactions
esthétiques.
Dans cette perspective, on peut déjà mettre en avant l'intérêt d'assurer la
durabilité des composantes de la biodiversité qui constituent des ressources
effectivement utilisées actuellement. Cette durabilité est liée - mais on ignore
jusqu'à quel point - à la non-altération des processus écologiques qui assurent
spontanément le renouvellement de ces composantes, d'où l'importance de mieux comprendre
les fonctionnements par des recherches fondamentales. Poussé à l'extrême, ce point de
vue aboutirait à l'obligation d'une préservation intégrale des écosystèmes, car
chaque composante y jouerait un rôle unique et nécessaire. On le voit, la question
devient véritablement celle de la compatibilité - ou de la non-compatibilité - d'une
utilisation et d'une conservation de la biodiversité, l'une et l'autre durables.
La notion de conservation des composantes naturelles de l'environnement ne date pas
d'aujourd'hui. Une concertation internationale s'est fait jour au début du XXe siècle et
s'est concrétisée en 1923 avec la tenue, au Muséum national d'histoire naturelle, à
Paris, du premier Congrès international pour la protection de la nature. Plus tard, en
1948, la France accueillait à Fontainebleau les fondateurs de ce qui est devenu l'Union
internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (U.I.C.N.), créée
notamment à l'initiative de l'U.N.E.S.C.O. Ce vaste mouvement de conservation de la
nature a convergé avec les préoccupations plus larges provoquées par la dégradation
globale de l'environnement, puis avec le souci d'un développement plus juste, plus
équilibré: le Sommet de Rio est l'illustration de cette rencontre, où se sont
cristallisées les difficultés des rapports Nord-Sud. En effet, une très grande partie
de la biodiversité se trouve dans les pays tropicaux "du Sud". Les pays du Nord
exploitent ou souhaiteraient exploiter cette biodiversité, en laquelle les pays du Sud
voient des ressources susceptibles d'aider à leur développement, ressources dont ils
souhaiteraient par conséquent avoir la maîtrise. Dans le même temps, c'est surtout dans
les pays du Nord que des voix s'élèvent pour conserver la biodiversité "chez les
autres". Les pays du Sud ont alors beau jeu de souligner le rôle des pays du Nord
dans l'érosion de la biodiversité, au Nord comme au Sud.
On comprend qu'une organisation internationale comme l'U.N.E.S.C.O., promotrice depuis les
années 1970 du programme L'Homme et la biosphère, se soit tôt préoccupée de la
compatibilité de la conservation des écosystèmes avec les activités des populations
concernées. Dans un esprit comparable, l'U.I.C.N., en association avec le Programme des
Nations unies pour l'environnement (P.N.U.E.) et le Fonds mondial pour la nature, avait
publié dès 1980 une Stratégie mondiale pour la conservation ayant pour sous-titre:
Conserver les ressources vivantes pour un développement durable . Apparu plus
tardivement, le concept de biodiversité s'est révélé fournir un objectif synthétique
susceptible de fédérer toutes ces démarches: en 1992, l'U.I.C.N., le P.N.U.E. et le
World Resources Institute (W.R.I.), en collaboration avec l'Organisation des Nations unies
pour l'alimentation et l'agriculture (F.A.O.) et l'U.N.E.S.C.O., publiaient une Stratégie
mondiale de la biodiversité .
La biodiversité devient ainsi, localement comme à l'échelle planétaire, un enjeu
social. Enjeu multiple d'autant plus ambigu que le concept de biodiversité, d'un point de
vue scientifique, est particulièrement complexe. Cet enjeu s'inscrit aujourd'hui dans la
perspective du développement durable (ou "soutenable"), notion précisée en
1987 par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement. Selon celle-ci,
"le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du
présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux
leurs". Mais les besoins du présent ne sont pas les mêmes pour tous, et les
générations du futur peuvent être imaginées de plusieurs manières. Toutefois, une
idée majeure s'impose: ne pas compromettre les capacités des générations futures à
satisfaire leurs besoins, c'est préserver aujourd'hui la biodiversité et assurer sa
conservation; c'est aussi ne pas restreindre les possibilités d'évolution du monde
vivant. Le développement durable de la société humaine et la conservation durable de la
biodiversité ne devraient donc pas être incompatibles.
D'un point de vue technique, la conservation durable de la biodiversité comprend deux
objectifs complémentaires. Il s'agit tout d'abord de garantir aux systèmes écologiques
la durabilité de leurs processus fonctionnels puis de conserver des potentialités
maximales d'évolution, ce qui implique d'assurer, pour un maximum d'espèces, le plus
possible de diversité génétique. Il faut pour cela entretenir la plus grande diversité
possible de conditions abiotiques et biotiques d'existence, en favorisant notamment la
diversité des interactions biotiques, condition nécessaire à la diversification des
processus coévolutifs. On voit là toute l'importance, entre autres moyens, de la
constitution de réseaux diversifiés de conservatoires du patrimoine naturel.
À ces deux objectifs s'en ajoute un troisième, dont la signification n'est pas
nécessairement technique. Il concerne le problème, difficile, des espèces en risque
d'extinction. En effet, d'aucuns diront peut-être que l'extinction étant somme toute un
phénomène normal, il n'y a qu'à laisser faire, d'autant, pensent-ils sans doute, que
ces espèces sont "inutiles" en termes d'optimisation des fonctionnements
écologiques et de potentialités d'évolution. Mais ne faut-il pas voir que ces espèces,
mémoires de l'évolution irremplaçables, ont à ce seul titre une valeur culturelle
absolue?
Se trouve ainsi soulignée l'existence d'au moins deux regards sur la biodiversité: le
regard utilitaire (si la biodiversité est utile, comment faire, techniquement, pour la
conserver?), et le regard culturel. Il faut donner à ce dernier son sens le plus riche:
la biodiversité, par le jeu des multiples rapports tissés entre les hommes et leurs
environnements, est constitutive de leurs cultures; la biodiversité, mémoire de
l'évolution de la vie dont les hommes sont une des composantes, est mémoire pour l'homme
lui-même.
Finalement, aucune réflexion sur le devenir de la biodiversité ne peut s'abstraire d'une
réflexion sur le devenir des hommes. La dimension éthique est à l'horizon, mais un
horizon très immédiat.
___________________________________
Créé le : 16/04/99