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Adaptabilité potentielle de modèles de pêche artisanale tropicale (complexe) aux exploitations halieutiques méditerranéennes.

Jean Le Fur

 In: "Gaps in Mediterranean Fishery Science", CIESM, Workshop series, 5: 31-39, 1998


Mots-clés : Modèle multi-agents / Simulation /Adaptation de modèle / Méditerranée / Simulation /


  1. Introduction: La simulation de systèmes complexes.

La modélisation présentée dans ce travail se réfère à la compréhension des conditions de développement durable d'une exploitation halieutique.

Tant dans les pêcheries artisanales tropicales (Chaboud et Charles-Dominique, 1989) qu'en Méditerranée (Farrugio, 1996), les exploitations halieutiques se caractérisent par leurs complexité et leur hétérogénéité. Pour comprendre et maîtriser les conditions de leur viabilité et de leur pérennité, la modélisation de ces systèmes se trouve confrontée à deux contraintes principales:

Considérant ainsi l'objet d’étude comme une entité complexe, il faut alors rechercher des formalismes adaptés à la représentation de ces deux contraintes.

De nombreuses recherches en modélisation se penchent sur le problème que pose la complexité et de multiples solutions sont proposées qui tentent de résoudre l’un ou l’autre aspect de la question. Parmi ces approches, certaines font appel à l’utilisation de modèles réduits. C’est par exemple le cas des recherches en dynamique des fluides où le comportement de phénomènes complexes tels que la marée, la houle ou la pénétration d’un objet dans l’air peut être simulé sur des modèles réduits de bassin hydraulique ou dans des souffleries. Cette méthode de représentation est fondée sur la représentation simplifiée de chaque élément constitutif d’un problème donné : les constituants matériels, les matières échangées, les moteurs du mouvement (temps, gravité, vent, etc.). L’intégration de ces éléments au sein d’un modèle réduit permet de reconstituer, sans la formaliser, la complexité du phénomène traité. Cette approche permet d’étudier le comportement du système, notamment ses réactions à des changements, sans risque de dommage pour le système cible réel. L’intégration est réalisée par la simulation.

Il est apparu intéressant de transposer cette approche à la pêche et de tenter de reconstruire des modèles réduits permettant de simuler les organisations (e.g., populations de poissons, flottilles, marchés, secteur économique, bassin océanique) qui construisent la complexité des réalités halieutiques.

Les résultats présentés sont issus de travaux réalisés dans le cadre du projet MOPA (Modélisation de la pêche artisanale) développé à l’Orstom depuis 1990 (Le Fur, 1994). Ce projet vise à représenter la complexité d’une pêcherie tropicale. Les exemples présentés sont issus d’un travail réalisé sur le Sénégal. Après une présentation du formalisme et de deux exemples illustratifs, on conclura sur les critères d’adaptabilité de ces méthodes au contexte spécifique de la Méditerranée.haut de la page

  1. Le formalisme multi-agents

Pour ce qui concerne particulièrement la simulation d'organisations, la cybernétique, la robotique ont produit des avancées significatives dans le cadre extrêmement large de la science des systèmes. Certaines recherches passent encore par la construction physique de modèles réduits (e.g., Kube et Zhang, 1994), mais la plupart utilisent pour se faire les milieux de simulation les moins coûteux et les plus performants : les ordinateurs. Des formalismes issus de l’intelligence artificielle, ont été développés à cet effet. C’est le cas des simulations multi-agents (Ferber, 1995).

La programmation multi-agents constitue une ouverture nouvelle de l’intelligence artificielle, dite distribuée (IAD). Elle permet de construire des réalités virtuelles dans lesquelles peut être simulée l’interaction des objets et des agents qui constituent une organisation, quelle qu’elle soit (une entreprise, une famille, une ville, une colonie de fourmi, une équipe de football,...). Selon la méthodologie définie par Ferber (1995), construire un système multi-agent consiste à représenter :

  1. un espace avec une métrique (ex: zone côtière),

  2. un ensemble d’objets, situés dans cet espace, et passifs (ex: rocher, bateau, marché, engin de pêche),

  3. des agents, objets actifs du système (ex: poisson, pêcheur, mareyeur, gestionnaire),

  4. un ensemble de relations qui relient les objets ou les agents entre eux (ex: le rocher d’un poisson, le camion d’un mareyeur dans un marché),

  5. un ensemble d’opérations permettant aux agents de percevoir, de consommer, produire, transformer et manipuler les objets (ex: produire des œufs, vendre un poisson, émettre un décret),

  6. les lois de l’univers (simulé). Ce sont des opérateurs représentant l’application de ces opérations et la réaction du monde à ces tentatives de modification.

Nous tenterons de présenter le potentiel de cette approche à travers deux études portant sur la dynamique spatio-temporelle d’une ressource et d’une filière de mareyage.haut de la page

  1. Exemples d’application à l’halieutique d’une région tropicale :
    la pêche artisanale au Sénégal

    1. Dynamique spatio-temporelle du stock de Sardinelles rondes

La sardinelle (Sardinella aurita) est une espèce de type pélagique, sensible aux conditions d'environnement et rencontrée en abondance sur la côte ouest-africaine. Cette ressource est exploitée par les sennes tournantes de la pêche artisanale. Il s’agit d’un stock de type "chevauchant" qui effectue des migrations régulières entre la Mauritanie et le Sénégal. Ces migrations sont conditionnées par le développement d’un upwelling au sein duquel cette espèce trouve les conditions nécessaires à sa croissance.

Pour représenter la dynamique de cette ressource, nous avons construit un modèle multi-agent constitué d’un environnement simulé: le plateau continental sénégalo-mauritanien sur lequel nous avons surimposé l’évolution temporelle de cartes de température, d’indice d’upwelling et de vent.

Les agents sardinelles représentent des cohortes qui évoluent dans cet environnement. Il sont formalisés, selon le principe multi-agents, de la façon suivante:

A un moment donné, un agent cohorte adulte de sardinelles:
Dispose de (ressources)

  • Un effectif, un poids, une taille, un âge.

Connaît (environnements)

  • Des zones marines, sa position, son état physiologique.

Sait (connaissances)

  • Croître, se reproduire, se déplacer, chercher une zone de température,

Veut (objectifs)

  • Se déplacer ou se reproduire ou se nourrir.

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Un agent "Adulte" peut donner naissance à un agent "Juvénile" qui évoluera alors de façon indépendante. Après une phase de croissance, il se transformera en un agent "Jeune" capable en plus de se reproduire. Cet agent se transformera enfin en agent "Adulte" capable en plus de se déplacer.

Les données utilisées pour représenter l’environnement sont issues de cartes satellitaires et de la base de données COADS (Roy and Mendelssohn, 1998) fournissant des informations sur l’environnement des zones d’upwelling dans le monde. Les paramètres utilisés pour décrire les agents sardinelles (croissance, mortalité, preferendum, etc.) ont été obtenus à partir d’une revue de la connaissance disponible à ce sujet dans la littérature. Des analyses de sensibilité ont été réalisées sur les principaux paramètres mis en jeu dans le modèle (Simon, 1997).

A partir de ce modèle, on peut suivre l’évolution spatio-temporelle de l’ensemble des agents sardinelles dans l’environnement simulé. Ceci fournit des informations globales sur la distribution des biomasses que l’on peut distinguer par classe d’âge ou par zone marine.

En comparant avec les données disponibles, il apparaît que l’évolution simulée de ce stock permet de reproduire les schémas spatio-temporels de migration, les zones et les périodes de ponte ainsi que l’évolution globale de la biomasse. Il est possible de déterminer avec finesse des effets différents de la pêche en fonction des périodes et des lieux où elle prend place.haut de la page

    1. Dynamique spatio-temporelle de la commercialisation

Le secteur de la commercialisation est essentiel à la dynamique de la pêche artisanale au Sénégal. Pour étudier les conditions de viabilité de ce secteur, on a tenté de représenter sa structure et son fonctionnement. L’exploitation est conçue comme une chaîne réalisée par la pêche et le mareyage: les pêcheurs vont pêcher en mer et ramènent le poisson dans les centres de débarquement; les mareyeurs achètent le poisson et le transportent dans les marchés des centres urbains pour le vendre aux consommateurs. Par sommation des activités de l’ensemble des agents, cette chaîne constitue deux flux principaux: un flux de poisson qui va de la mer vers les consommateurs et un flux d’argent qui part des consommateurs et diffuse à travers la filière sous la forme de coûts et de valeurs ajoutées pour les pêcheurs et les mareyeurs (voir Figure 2)

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Ce système a été formalisé à l’aide d’un modèle multi-agents (Le Fur, 1998): L’environnement est représenté par 3 types de zones spatiales; les zones de pêche, les ports et les marchés. Les objets caractérisés dans le modèle sont l’équipement (engins de pêche, bateaux et camions), les consommateurs ainsi que les ressources exploitées. Ces dernières fluctuent selon une sinusoïde représentant les fluctuations saisonnières d’abondance. Les agents représentent des communautés de pêcheurs et de mareyeurs. L’ensemble des communautés traduit ce qui est observé dans le système réel.

Les agents sont caractérisés, selon le formalisme multi-agent, par des connaissances et des relations avec d’autres objets, la possibilité de réaliser certaines actions et des objectifs, comme indiqué sur le Tableau 2 pour l’exemple d’un mareyeur.

    A un moment donné, un agent mareyeur:

Dispose de (ressources)

  • Un type de camion (équipement),

  • Des poissons (dans son camion),

  • De l'argent.

Connaît (environnements)

  • Des espèces /produits,

  • Des marchés,

  • Des ports,

  • D'autres agents.

Sait (connaissances)

  • Offrir un prix, répondre à une offre,

  • Acheter, vendre,

  • Choisir un marché, un port,

  • Apprécier ses achats, ses ventes,

  • Se déplacer.

Veut (objectifs)

  • Acheter ou

  • Vendre.

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Comme dans le cas des sardinelles, on fait agir par pas de temps successifs l’ensemble des agents. Ils effectuent des actions qu’ils choisissent. Un modèle de processus de décision a été construit à cet effet (Le Fur, 1995). Les choix et les actions qu’ils réalisent (pêcher, se déplacer, vendre, acheter) dépendent de leur objectif et de l’état de l’environnement dans lequel chacun se trouve au moment donné. L’ensemble des actions conduit à la simulation de l’activité d’une exploitation tel qu’indiqué sur la Figure 3 et la réalisation globale des flux de poisson et d’argent qui peuvent alors être étudiés. La conversion entre poisson et argent s’effectue à travers un sous-modèle représentant les transactions entre pêcheurs et mareyeurs et entre mareyeurs et consommateurs (Le Fur, 1996). Le résultat de l’ensemble des transactions conduit à la formation de prix dans les ports et les marchés. La dynamique des prix peut ainsi être étudiées de la même façon que l’on pourrait le faire à partir d’enquêtes dans le système réel (voir Figure 3)

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Des analyses de sensibilité des indicateurs de viabilité du système aux différents paramètres du modèle ont été réalisées. Parmi les paramètres testés on peut citer par exemple les rendements, la demande en kg, la demande en francs, les coûts de transports, la capacité des véhicules. Les principaux indicateurs qui ont été étudiés sont les quantités débarquées, rejetées, consommées, les prix dans les ports, dans les marchés, la valeur ajoutée des pêcheurs, des mareyeurs, de l’ensemble de l’exploitation.

De multiples informations peuvent être obtenues à partir de la simulation de ce système virtuel. C’est le cas notamment de la réaction du système à différents types de perturbation (Le Fur, 1998) ou des limites de viabilité du système en fonction des fluctuations de diverses variables (Le Fur et al., in prep.).

Enfin, la combinaison des comportements des agents à la variabilité de l’environnement simulé dans lequel ils évoluent conduit à l’apparition spontanée de stratégies diversifiées. On observe par exemple des mareyeurs qui effectuent des tournées alors que d’autres se fixent sur un marché; des mareyeurs et des pêcheurs qui se fidélisent. En terme de ventes, apparaissent des stratégies de spéculation, d'opportunisme, de ‘père de famille ’; des créneaux d'activité complémentaires; des agents captent le marché d’autres agents, les obligeant à quitter le système, etc. (Le Fur et al., in prep.). Ces différentes stratégies ne sont pas codées au départ mais émergent de l’ensemble des interactions. Il est possible, en multipliant les simulations, d’étudier leurs modalités d’existence, les effets de l’une ou l’autre stratégie sur la dynamique du système simulé. Les connaissances ainsi obtenues sont susceptibles d’éclairer certains fonctionnements et réponses plus ou moins obscurs de l’exploitation réelle (ex: création de marchés de rareté, inertie de certains acteurs, etc.).

  1. Discussion: condition d’adaptabilité à l'halieutique Méditerranéenne

    Nous présenterons trois aspects de l'adaptabilité de ce type de modèle à un nouveau domaine, en l'occurrence, la Méditerranée: la "portabilité" des représentations, le type de résultat que l'on peut en attendre et les pré-requis à la construction de tels modèles.haut de la page

    1. Portabilité de la représentation

On trouve aisément des différences entre les pêcheries ou les ressources décrites précédemment et les situations que l’on peut rencontrer en Méditerranée: l’upwelling n’est pas un phénomène significatif en Méditerranée, le mareyage est plus limité (bien qu’il existe aussi localement d’importants problèmes de commercialisation), etc. Il est trivial que de telles différences existent entre n’importe quelle pêcherie; que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur de la Méditerranée. Le formalisme multi-agents, à travers la représentation objet, est précisément conçu pour prendre en compte et représenter la spécificité de l’un ou l’autre secteur halieutique. Ces particularismes sont considérés du domaine de l’information et de la connaissance à coder. Ce n’est donc pas sur ces points que les domaines à modéliser doivent être comparés.

Ce type de modèle vise à rendre compte de caractéristiques partagées par les pêcheries dont la complexité constitue la qualité essentielle. L'intérêt et la généricité de l'approche réside ainsi dans la possibilité d’exhiber et d’étudier les propriétés telles que l’auto-organisation, l’adaptation, la réponse au changement, la viabilité, le rôle fonctionnel de la diversité, …

En ce sens la méthodologie développée à partir d’une pêcherie tropicale peut être considérée comme adaptable à l’étude des pêcheries méditerranéennes si elle en partage les traits suivants :

En l'état actuel, il semble que tant les pêcheries artisanales tropicales que les diverses pêcheries méditerranéennes rentrent dans ce cadre d’application.haut de la page

    1. Domaine d’utilisation des simulateurs multi-agents

      Le principe de ce type de modélisation n’est pas de formuler les agents et leur fonctionnement dans toute leur complexité mais au contraire de représenter l’essence de leur nature et de leur activité. Les résultats proviennent de la simulation de leurs interrelations qui construisent une organisation (exploitation, stock, ...) et reconstruisent la complexité.

      L’approche " système " sous-jacente à ce type de modélisation permet de considérer selon les mêmes termes des systèmes halieutiques situés à différentes échelles tels que, par exemple, un centre de débarquement et les zones de pêche qui lui sont associées, une sous-région comme le golfe du Lion ou encore le " complexe " méditerranéen. Il faut noter que cette généricité ne se fait pas au détriment de la rigueur de l’approche mais à celui de la précision des résultats (pas de valeur précise de biomasse, de prix, de MSY ou de MEY mais des combinaisons de tendance de ces indicateurs).

      Ces modèles s’utilisent à travers la simulation de différents scénarios. Il s’agit d’analyses prospectives qui produisent des évolutions plausibles du système représenté. Ces modèles ne permettent donc pas de concevoir une approche finalisée de type "comment obtenir x ?" mais une approche causale de type "que se passe-t-il si y ?".

      Les simulations produisent des évolutions en forme de tendance. Elles apportent un complément d’information sur la façon dont le système, complexe, représenté peut répondre à des changements internes ou externes (subvention, règlement, ...), comment ce changement va se répercuter sur l’ensemble des composants constitutifs du système. Il peut simuler les effets de phénomènes prégnants mais mal formalisés dans les modèles habituels tels que les conflits, le non respect des réglementations, etc. En ce sens il peut permettre d’anticiper les conséquences en chaîne et les effets induits (dits "pervers") d’un changement. La représentation de l’ensemble des composants intervenant dans le système représenté autorise le suivi simultané d’indicateurs variés (ex: production, consommation, emploi, valeur ajoutée).

      Enfin, la formalisation de l’hétérogénité des constituants (diversité) permet de simuler des changements locaux et leurs effets. Cette fonctionnalité permet de ne plus seulement se cantonner à la définition de mesures de gestion globales telles que permises par les modèles utilisés jusqu’à présent pour la gestion (TAC, QIT) mais de définir des actions ciblées plus appropriées aux contextes spécifiques telles qu’elles apparaissent souhaitables pour l’halieutique en Méditerranée (Farrugio, 1996) et tenant compte des propriétés organisationnelles des exploitations.haut de la page

    2. Pré-requis à la construction de modèles multi-agents

Outre les principes et les méthodes liés à la modélisation systémique, l'information requise pour construire de tels modèles est double :

  1. Conclusion

    La simulation d’une organisation halieutique à partir de modèles réduits informatiques ouvre la porte à de nouvelles connaissances et peut-être de nouvelles voies pour la gestion des systèmes halieutiques. En prenant en compte la complexité, ils peuvent fournir une représentation plus adaptée au contexte spécifique des pêcheries méditerranéennes.

    Cependant, ces nouvelles approches en sont encore au stade exploratoire. Pour envisager leur utilisation dans un cadre opérationnel, des avancées sont encore attendues dans le domaine de la validation et de la spécification des limites d’utilisation de ces méthodes.

  2. Référenceshaut de la page

 

Annexe: quelques traits de comparaison entre la pêche artisanale en Méditerranée et au Sénégal

  Méditerranée Sénégal Facteur multiplicatif (arrondi)

longueur de côte (km)

20.000

700

28

nombre d’unités

40.000

4.500

9

production (Mt)

1,20

0,25

5

nombre d’engins

45

20

2

nombre d’espèces exploitées

100

100

1


haut de la pageMontpellier, juin 1998